Les employeurs sont soumis à un double impératif paradoxal de protection de la santé de leurs salariés d’une part, et de respect de leur vie personnelle d’autre part.
Il semble légitime d’interroger sur les marges de manœuvres dont un employeur dispose en termes de prévention, à l’égard d’un salarié qui passe la moitié de son temps hors du cadre de l’entreprise. S’agissant de santé, sphère personnelle et champ professionnel sont évidemment imbriqués. (Le concept d’exposome qui englobe toutes les expositions à des facteurs environnementaux au cours de la vie d’un individu, confirme l’imbrication des facteurs professionnels et de ceux liés au mode de vie.)
L'employeur n’a cependant pas toujours accès aux informations sur l’état de santé de son salarié, réservées au médecin du travail et couvertes par le secret professionnel, et ne dispose que d’un champ d’influence très limité hors de l’entreprise.
Comment dès lors atteindre une efficacité optimale en matière de santé et de prévention ? L’une des possibilités d’action dont l’employeur dispose dans le cadre général d’une politique de prévention est son règlement intérieur.
Obligatoire uniquement dans les entreprises dont l'effectif est supérieur ou égal à 20 salariés, il est toutefois largement conseillé pour l’ensemble d’entres-elles. Le règlement intérieur n’est pas un document appartenant exclusivement au monde de l’entreprise, dans diverses institutions il fixe les règles à suivre, seulement dans l’entreprise, il a une dimension juridique et réglementaire. L'un de ses avantages est de rappeler aux salariés les mesures qu'ils doivent respecter, et de limiter ainsi la responsabilité de l'employeur en cas d'accident suite au non-respect de ses dispositions.
Le règlement intérieur est l’un des seuls outils à la disposition de l’employeur permettant d’étendre sa sphère d’influence sur le salarié, sa rédaction est un exercice périlleux dans la mesure où tout ce qui n’est pas interdit est supposé autorisé. Des clauses facultatives comme celles relatives à la consommation d’alcool, de cigarette, ou de drogue dans l’établissement, ainsi que la programmation de test (alcoolémie et drogue) peuvent y être inscrites.
Le règlement intérieur qui précise un certain nombre d'obligations, notamment en matière d'hygiène, de sécurité ou de contrôle, permet d’agir sur la santé de ses salariés sans entraver leur vie privée.
Au-delà de l’amélioration de la qualité de vie au travail, la diminution des situations à risque s’impose comme un impératif majeur. L’exposition à ces situations a des effets néfastes et avérés sur la santé de ceux qui la subissent. Réduire les risques professionnels c’est donc gagner des années de vie, atténuer les situations de perte d’autonomie, éviter des souffrances liées aux maladies. En bref, c’est améliorer la santé des salariés, objectif dont la légitimité n’est pas discutée.
Cependant, lorsqu’on demande à un chef d’entreprise ce qui le freine dans le développement de son activité, arrivent en tête les fluctuations de la législation. Selon un sondage Ifop, les employeurs ne consacreraient que 13% de leur temps aux activités commerciales et 34% regrettent de devoir affronter une complexité administrative toujours plus forte.
Ainsi un tiers des chefs d'entreprise n'ont plus le temps de s'occuper du développement de leur outil professionnel.
L’instauration d’une nouvelle réglementation comme dans le cas du compte de prévention suppose un travail chronophage pour les chefs d’entreprise, qui en outre, ne disposent pas toujours des compétences en interne pour réaliser ses démarches. Les mises à jour informatiques, le temps passé à se former, à mettre en œuvre, puis à renseigner leurs clients n’est pas anodin.
Certains acteurs comme Bruno Chrétien (président de l'Institut de la Protection Sociale) ou Rolland Nino (expert-comptable, directeur général du cabinet BDO) avancent l’idée d’un remboursement du coût administratif des réformes, au moyen d'un crédit par salarié s'imputant sur les cotisations sociales prélevées par les Urssaf.
Presque tous les pays développés cherchent à trouver un équilibre entre l’accès ouvert à l’information – nécessaire en termes d’efficacité et d’efficience des entreprises – et un droit légitime à la protection de la vie privée. Le Compte personnel d’activité (C.P.A) qui comprend le compte personnel de prévention de la pénibilité (C.3.P), le compte personnel de formation (C.P.F) et bientôt le compte engagement citoyen (CEC) est d’abord un gigantesque fichier numérique regroupant un nombre colossal d’informations sur le salarié. Il concerne chaque citoyen à partir de 16 ans et devrait progressivement intégrer l’ensemble des droits sociaux du salarié. Le CPA est présenté par le gouvernement en ces termes : « C’est un compte qui sera ouvert pour chaque personne qui débute sa vie professionnelle et qu’elle gardera jusqu’à sa retraite. » Comprenant déjà les droits liés à la pénibilité, à la formation et à l’engagement citoyen, l’interface devrait inclure les droits à la retraite, au chômage, à la santé, aux allocations Familiales, au RSA.
Cette centralisation des données personnelles du salarié accessibles aux entreprises privées inquiète. En effet, l’utilisateur doit, pour pouvoir utiliser la plateforme, adhérer aux conditions générales d’utilisations qui stipulent que ces informations sont destinées à « la Direction Générale de l’Emploi et de la Formation Professionnelle ainsi qu’aux Employeurs et aux différents Professionnels de l’emploi et de la formation professionnelle. » Concrètement, la plateforme s’articule en trois niveaux, le premier permet « de visualiser les droits acquis au titre de différents dispositifs (CPF et C3P), ainsi que l’éventail des possibilités d’usage de ces droits (offres de formation, complément de rémunération, trimestres de retraite) ». Le deuxième niveau, un espace personnel « permettant de donner à l’utilisateur une vision panoramique des informations sur sa carrière professionnelle (…) et de lui délivrer des alertes ou messages personnalisés, de l’aider dans certains événements ou démarches complexes ». Enfin, troisième niveau de la plateforme, « d’autres services numériques, tels que des simulateurs (…) ou des applications facilitant la recherche d’emploi, de formations ou d’opportunités professionnelles ».
Le CPA présente donc une opportunité de nouveau marchée pour les entreprises de services informatiques et les marchands d’applications, mais surtout pour les professionnels de la formation et de l’orientation qui ont accès à leurs « clients potentiels », ainsi que pour les employeurs qui disposent d’une forme de CV numérique ou les compétences et parcours sont lisibles. Le CPA qui rassemble en un compte unique les données de millions de citoyens pose donc la question de la réutilisation d’informations individuelles recueillies par le service public. À l’heure où les datas (données) sont en passe de devenir l'une des premières ressources économiques du monde des affaires, le statut juridique de la donnée personnelle relative au CPA reste à préciser.
Parallèlement au problème de statut et de sécurisation des données, il faudra évaluer si la gestion informatisée des droits ne se fait pas au détriment de l’usager. La création de mega plateforme informatique de gestion implique souvent une réduction des effectifs humains en charge de ces sujets. Pourtant, nombre d’usagers se plaignent de la difficulté labyrinthique induite par le manque d’interlocuteur dans leurs démarches administratives. D’ailleurs, le CPA ne présente à ce jour, aucune information sur les voies de recours.